La Garde
Cela fait maintenant plusieurs années que j’écluse le secteur en SMUR. Après la "garde", je rentre au volant de la voiture un peu éreinté.
La conduite est automatique, la pensée souvent en fuite. C’est bizarre cette sensation qui m’habite, après ces nuits de travail. A la fois fatigué mais aussi excité. Pleins d’idées en tête. C’est
dans ces moments que les meilleures naissent.
Les faire aboutir est souvent bien plus dur.
Ce sorte d'accès maniaque doit être hormonal, mes autres collègues le ressentent également.
Tout retombe dans l’après midi pour laisser place à un fatigue intense, un grand coup de pompe.
Quelques pages de lecture d'une revue quelconque fait basculer dans une sieste réparatrice. Quand cela est possible...
Un coup de téléphone, un enfant qui demande un truc au moment où Morphée arrive et c’est foutu. On n’a plus qu’à tenir jusqu’au soir.
La garde l’institution la considère trop souvent comme une parenthèse dans le temps qui défile. Jusqu’à quelques années récentes, ce travail ne donnait d’ailleurs pas le droit à des indemnités
retraite. Ceux qui dorment la nuit chez eux imaginent mal, que ceux qui sont au travail, travaillent vraiment.
Les médecins de la nuit ont le grand privilège d’avoir une chambre de garde.
C’est sans doute là que le bas blesse. Cet attribut, permet de justifier qu'alors que la durée du travail légale est reconnue à 35 heures hebdomadaires, elle est pour nous de 48.
Vivement qu’elles disparaissent ces chambres de garde. On y passe guère de temps, en tout cas de moins en moins.
Une fois sur deux c’est pour y faire la crêpe. On y tourne et retourne d'un coté à l'autre cherchant vainement un sommeil qui ne veut plus venir.
Entre l'admission d'un enfant qui a de la fièvre à 1h30 du matin, la cuite du fêtard à 4 heure ou l’accident grave en pleine nuit alors que tout semblait enfin calme, le repos est rare et en
tout cas peu efficace.
Bref, tout cela, pour expliquer que si la garde fait partie de nos obligations de travail on s’en passerait volontiers la quarantaine passée.
Rentrer à la maison le soir comme tout le monde, voir ses enfants et son épouse, raconter sa journée et se coucher normalement, c’est un luxe que l’on n’apprécie pas assez quand on choisit les
boulots qui obligent un travail de nuit.
Nous sommes nombreux à avoir le sommeil détraqué. Après une nuit de garde, se “recaler” n’est pas spontané. Alors on bricole, on prend de temps en temps des hypnotiques, on essaye la sieste au mieux
on attend d’avoir trois jours de repos de suite pour récupérer.
Globalement c’est pénible, et il m’arrive souvent de me plaindre d’être fatigué, mon épouse me le reproche de temps en temps. A 40 ans ces faux rythmes de travail ont sans doute fait déjà des dégâts
irrémédiables.
Je me suis amusé à faire de calcul. La garde c’est en fait plus de 60 % du temps d’une semaine. De 18 heure à 8 heures le lendemain, quand on y ajoute les week-end et jours fériés, on s’aperçoit que
cette organisation si peu reconnue, représente en fait la majeure partie du temps. On additionnant simplement toutes celles que j’ai réalisé depuis 16 ans c’est comme si j’avais travaillé de nuit
tout le temps durant deux ans.
Le reconnaître officiellement ne serait pas régler le problème, mais en tout cas empêcherait les mauvaises pensées de quelques dirigeants plus soucieux des économies de budgets que de la qualité
humaine du travail, de s’exprimer ouvertement.
La garde, cette nuit blanche est pourtant magique.
C’est un moment particulier, où les hommes et femmes atteignent une connivence que jamais le jour ne leur donnera. Seuls sur le pont de l’hôpital, ils gèrent, choisissent leurs actes, pour amener les
malades à bon port au petit jour les confiant à l'équipe de relève.
Le reste de l’équipage peut dormir tranquille. Ce quart de garde, permet également de rencontrer des malades qui nous semblent différents. Les ténèbres ajoutent à leurs maux une angoisse palpable.
Les désespérés passent souvent à l’acte dans la solitude plus profonde de la nuit. Ceux qui s’étaient retenus épanchent leur soif d’alcool sans limite, vomissant leur abus en insultes à la terre
entière en sortant du camion des pompiers. Ils échouent sur le brancard, et s’endorment dans des ronflements sonores. Ces moments, indispensable pour laisser les autres vivants dormir tranquilles
pendant que l'on veille, ne sont pas rentables pour les économistes de la santé. Ils ont l'idée de les supprimer et décompter le temps où ceux qui ne verront "que" quatres malades entre minuit et
huit heures, pourront éventuellement somnoler un moment. Tout cela pour quelles économies ?
Ceux qui pensent à cela, ne travaillent pas la nuit, sinon ils ne pourraient pas imaginer combien ce temps de travail est plus long et plus intense que le leur.
Qu'il n'y ai un jour moins de garde, me permettra peut-être de réparer mon sommeil cassé par 15 ans d'urgences.
La nuit, c’est le moment où la sonnette de l’accueil ne carillonne plus aussi souvent. Les rares patients après minuit, osent pousser la porte sans sonner malgré la pancarte, comme s’ils avaient peur
de réveiller quelqu’un.
C’est dans cette nuit de garde que l’on perçoit enfin le bruit de la ventilation du générateur de la salle d’urgence vitale en se demandant ce que c’est
Je peux lire un moment, taper un courrier sur mon ordinateur, tâches que je repoussais sans cesse faute de temps.
On discute avec les soignants, on découvre leur vie, celle de leur famille, la photo du dernier née dans le porte feuille, la nouvelle du mariage d’un tel. On fait défiler les photos des dernières
vacances, alors que l'on est de retour depuis une semaine et que cela semble déjà si loin.
La nuit c’est tout çà.
Elle nous enveloppe au fur et à mesure de son atmosphère hypnotique.
Nous la quittons au petit matin en confiant le service à la relève qui sent bon le savon et l’eau de toilette, au collègue qui a encore la mèche de travers, et les yeux gonflés du réveil au point que
l'on pourrait se demander si ce n'est pas lui qui sort de garde.
Le manque de sommeil nous fait frissonner au moment de reprendre la voiture. Il faudra être prudent, ce n’est pas la dernière tasse de café brûlant bue avec la relève, ne qui nous permettra de
rentrer sans fatigue à la maison.
Il faudra revenir demain. Essayer de récupérer en attendant, gérer son temps comme un marathonien tout en retrouvant le monde des gens de jour après cette incursion dans celui des dormeurs.