J’ouvre les yeux. Il est 4h21. Le contour des chiffres digitaux rouges qui s’affichent sur le mur de la chambre précises petit à petit ce réveil trop précoce. Je me lève, car je ne pourrai pas me rendormir. J’ai une furieuse envie de pisser. Immédiatement alors que me lève les images reviennent. Je le savais, je ne peux rien y faire, autant ne pas lutter. Je les laisse apparaître par flash du fond de ma mémoire. Elles sont mêlées de sentiments, de pleurs, de gémissements, de craintes et de remords.
Je suis debout, mes pieds nus sur le parquet. Je cherche pas à pas sans faire de bruit pour ne pas réveiller ma femme, dans le noir le chemin vers le couloir. Je suis comme un boxeur qui doit remonter sur le ring un peu sonné, mal au ventre et nauséeux. C’est sans doute un peu le cachet que j’ai pris pour mieux dormir car je suis de garde la nuit prochaine et je craignais cette insomnie. Il faut que je sois de nouveau prêt pour demain.
C’est je crois surtout ces chocs reçus depuis des années et qui se poursuivent régulièrement en écho comme les répliques d’un séisme de degré maximal sur l’échelle de la tristesse qui m’ont encore un peu plus ébranlé avec le dernier coup reçu hier.
Je ne pense qu’à elle.
Elle ne dort sans doute pas à cette heure là.
Comment peut-on se remettre de cela ?
Sa petite fille de 6 ans lui avait cueilli des petites pâquerettes pendant qu’elle lavait sa voiture dans la station.
Elle lui avait montré le bouquet et était juste allé tremper les tiges fraichement coupées dans la petite mare laissée par le lavage des voitures.
Une voiture noire est arrivée. Le chauffeur ne l’a pas vu. La petite fille a été écrasée.
Sa mère s’est précipité. Elle n’a pu que saisir la petite main qui dépassait. Celle ci s’est serrée peu de temps et s’est relâchée doucement en même temps que le souffle de son enfant cessait.
Le travail n’avait cessé toute la journée aux urgences. L’été ici l’activité est dense. Chacun s’afférait, s’entraidant comme ils pouvaient pensant à la soirée de repos estivale qui s’en suivrait.
J’étais de SMUR. Aucun appel depuis le matin. Je participais donc à l’activité des urgences, dans cette ruche , sans repos.
L’infirmière dédiée au SMUR semblait regretter l’absence de sortie, moi pas. J’avais déjà fort à faire avec tous ces patients aux urgences. Je voyais les heures tourner. 18h30. Plus que deux heures et la journée serait terminée, sans doute sans SMUR.
J’ai bizarrement depuis quelques temps l’appréhension de ces missions. Le boxeur, a du prendre déjà trop d’uppercuts et craint le KO.
J’ai vite reconnu la sonnerie du téléphone caractéristique qui annonçait la fin de cette trêve irréelle.
J’ai guetté au dessus de l’épaule de l’aide soignante qui a décroché le combiné, pour entendre le contenu de la mission.
Quel sera la nouvelle épreuve ? Où ? Combien ? Gravité ? âge ?.
D’abord l’adresse confirmait que ce n’était pas loin.
L’âge restait flou, qu’elle est celui d’une jeune fille , c’était la seule information que nous avions eu?
« Jeune file coincée sous une voiture, inconsciente, plaie à la tête, dans une station de lavage de voiture ».
Le message est irréel. A la fois assez grave dans sa description mais tellement peu probable que je ne veut y croire. J’ai appris à me méfier de ce qui paraît grave et ne l’est pas et de l’inverse aussi dans ces bilans.
2 minutes, pour y aller.
En arrivant j’ai vu la voiture noire et l’enfant sous la calanque la tête et le thorax manifestement écrasés par l’avant de ce véhicule de sport rutilant.
Le temps d'ouvrir la portière et d’accourir, les pompiers ont déjà dégagé le petit corps.
La jeune fille était une enfant.
La face contre le sol, le haut du corps noirci par les traces laissées par le pneu et la calanque, elle ne bougeait plus, ne respirait plus. Personne ne voulait imaginer cela.
Une sorte de sidération nous guettait devant l’inacceptable.
Ce temps paraissait infini, comme une scène au ralenti.
Il faut rompre cela : L’action ordonnée simple selon les algorithmes maintes fois vus et répétés, la ventilation, le massage cardiaque, le cathéter osseux pour passer les drogues.
Je crois crier en donnant, les ordres, les répéter pour que tout le monde me comprenne et sans doute pour me rassurer. Vingt minutes. Il n’en a pas fallut plus pour revenir aux urgences et faire tout cela. Ce miracle est lié à cette communion dans l’action. Sans y croire j’ai réussi à entraîner tout ce monde derrière moi. Peut-être est-ce surtout la réponse spontanée et rapide des uns et des autres qui m’a rendu plus convaincu aussi d’aller moi ausi jusqu’au bout.
Je ne me rappellais pas d’avoir appeler les urgences et dire ce qui c’était passé.
Le miracle se poursuit. Si ce n’est celui de la résurrection de cet enfant que l’on masse tour à tour, c’est celui de cette chaîne humaine qui se déroule pour tenter l’impossible. Mes collègues des urgences sont là.
Ils m’attendaient et prennent la relève, l’anesthésiste, le réanimateur arrive. Tout s’enchaîne: Ponction pleural échographie d’urgence, autre voie, transfusion de sang. Je deviens vite simple spectateur.
Moi, je sais déjà.
Je donne comme un oiseau de mauvais augure des infos sur le temps qui défile. -Cela fait plus de 45 minutes que nous n’avons pas d’activité cardiaque.
Elle ne repartira pas.
Ils continuent obstinément.
Pour eux tout n’a commencé que lorsque je suis arrivé aux urgences.
J’ai 20 minutes de retard sur eux dans leur sprint contre la mort.
Une heure, les uns après les autres ils s’essoufflent petit à petit et l’évidence est là. Chacun la verbalise, personne n’osant vraiment arrêter. Tout le monde abdique.
Un de mes collègues avait déjà quitté la pièce et rejoint la mère là, tout prêt dans le bureau du smur.
Il va falloir y aller, le dire.
C’est à moi de le faire.
Je suis encore abasourdi par les coups que nous venons de prendre, mais je ne sens pas la douleur, j'en profite et je me jette dans ce qui sera une nouvelle épreuve.
Je pousse la porte.
Nos regards se croisent.
Elle le sait déjà, comme moi elle se savait depuis le début.
Elle me dit
-C’est de ma faute.
C’est à nouveau un coup que je reçois.
Non c’est de la mienne, de ne pas avoir réussi à la faire revenir.
Je lui explique, j’essaye en vain de la disculper. La boule est là coincée dans la gorge.
Elle me raconte les petites fleurs, la marre…
C’est trop, mes larmes sont visibles bien que je les retienne.
Elle les as vu au travers des siennes.
-Merci pour tout ce que vous avez fait vous et votre équipe.
C’est elle qui soigne les effets de ce dernier coup qui a failli être l’upercut fatal.
Je sors de la pièce, ailleurs, dans mes pensées, j’y vois encore son regard plein de compassion.
C’est celui là qui m’a accueilli dans ce réveil trop matinal.
Je mets mes mains sur ma nuque je la masse, doucement pour détendre cette tension, ces courbatures liées à ces coups tellement forts.
Arrive-t-elle à dormir elle ?
Il va falloir panser ces coups et y retourner ce soir. J’allume la télévision pour ne plus penser. Je n’arrive pas à écouter le reportage sur la pêche en Irlande qui passe à cette heure.
L’infirmière qui voulait tant une sortie smur, et qui pleurait dans le couloir quand je suis parti du service elle aussi, ma chef qui était bien trop silencieuse elles aussi, l’aide soignante qui a disparu tout de suite dés notre arrivée elle aussi, Marc, Claire… Combien sont debout ou cherchent en vain le sommeil cette nuit.
Nous devons pourtant tous nous régénérer, et nous oublierons... un peu, pas du tout, à la folie.. Ces petits pétales blancs dans la marre.